Le grand débrouillage

J’écris depuis l’adolescence. Des nouvelles surtout, parfois très courtes. Au début, ce n’était pas nécessairement par goût, et je rêvais, comme tout le monde, de grands romans qui enjamberaient le monde. Mais voilà, écrire un roman, c’est long et compliqué. De nombreuses tentatives ont sombré, plus ou moins tôt dans le processus. J’en ai gardé des piles de notes, dont un manuscrit (littéralement: il est écrit à la main) de plus de trois cents pages. Certains sont encore à l’idée de projet, d’autres ne sont toujours que des idées mal dégrossies auxquelles j’avais donné une chance, quand mon temps ne valait pas grand chose.

Maintenant, j’ai deux lourds paquets de pages avec un début et une fin, les deux premiers tomes d’une nouvelle série, à peu près cohérents, pas mauvais, avec des idées et parfois un certain souffle. Mais tout ça n’est pas assez lié. Je me suis demandé longtemps pourquoi. Et je crois bien que j’ai trouvé.

L’art est long, la nouvelle est courte

On dira ce qu’on voudra, mais écrire des nouvelles est infiniment plus simple que d’écrire un roman. Préserver son souffle, ménager ses effets, générer la tension, pour peu que l’on sache comment, est à portée des doigts. Parce que c’est court, tout simplement. Et parce que l’espace créatif est restreint, les lieux et les personnages nécessairement plus limités que ce qui est possible en roman. C’est la différence entre composer une sonate et un opéra.

J’avais perdu le goût d’écrire des nouvelles, sans trop savoir pourquoi, en commençant à travailler sur le Cycle des Bergers. Le congrès Boréal m’en a rendu e goût, et j’en ai terminé deux en un mois. L’expérience m’a permis de me rendre compte du contraste. Écrire une nouvelle c’est facile, naturel, le produit est tout de suite cohérent, la toile est serrée.

Le ménage dans son roman

L’écrivain a le devoir ingrat d’être son plus dur critique, tout en restant conscient qu’il ne peut observer son œuvre d’un œil objectif. L’histoire, contrairement à une pièce musicale ou une peinture, est une mécanique, dont les diverses parties fonctionnent ou non. L’auteur n’a aucun moyen de juger si la machine fonctionne. Il doit se fier sur son expérience.

Mon expérience me disait que mon premier tome était encore un peu confus. Allez savoir pourquoi. Les événements s’enchaînaient logiquement, pourtant. Mais voilà, ce n’est pas qu’une question de logique.

C’est une question de repères.

Toucher le lecteur dans son repère

On a beau suer sang et eau, le lecteur n’a pas la partie facile. Pour que l’histoire fonctionne, il doit travailler beaucoup. Déchiffrer chaque phrase une à une, ce qui n’est pas nécessairement simple, mais surtout imaginer tout ce que nous lui racontons. Tout le travail que nous accomplissons, le lecteur l’accomplit aussi de son côté. Pour que l’histoire fonctionne, il faut en supprimer les aspects laborieux.

Car le lecteur ne veut pas se taper tout ce boulot. Il pourrait regarder un film ou une série télé, ils y en a d’excellentes. Il lit parce que le livre lui offre quelque chose que la télé ne lui permet pas. Comme de se distraire dans les transports en commun, passer le temps à l’école ou dans une salle d’attente, ou encore se projeter directement dans l’histoire. Mais pour que cette projection opère, il faut lui faciliter le boulot. En lui donnant des repères.

Repères de lieux

Mon roman se déroulait presque entièrement dans une seule ville. Certains des lieux étaient plus importants que d’autres, ou mieux décrits, même s’ils ne servaient qu’une fois. Certains autre lieux étaient flous, sans ambiance, mais je n’allais pas commencer à décrire chaque lieu, non? Le roman roule dans les 400 pages, et promet de rouler encore.

Qu’arrive-t-il du côté du lecteur? Premièrement, quand j’affirme qu’il ne faut pas lui décrire chaque lieu, le lecteur est probablement d’accord. Quoi de plus fastidieux que de se taper des pages et des pages de descriptions de lieux qu’on ne visite qu’une fois? Cependant, son expérience d’immersion dépend en partie de sa visualisation des lieux où se situe l’histoire. La solution?

J’avais commencé par un ménage de mes lieux. Une action peut se dérouler ailleurs, dans un lieu déjà décrit? Hop! Un de moins à décrire.

D’autre lieux cependant étaient mous, inconsistants. Des personnages dans la même situation auraient certainement déménagé, agrandi, changé la déco... ces lieux étaient limités par mon manque d’inspiration à ce moment, mon empressement à finir ou peut-être un brin de paresse. Que cela ne tienne, la réécriture est là pour ça! Éliminons trois lieux mal définis et remplaçons les par un autre, disons un temple, avec une architecture, une atmosphère, des symboles, des mystères et une histoires. Si trois scènes s’y déroulent, le lecteur aura même gagné au change sur la durée des descriptions.

Car une fois qu’un lieu est bien planté, avec certains détails mémorables, il est possible de l’utiliser pour sa valeur émotionnelle. On peut dire dans une page qu’une allée est bordée de statue. Dans une autre scène, une statue en particulier peut servir d’indice, de cachette ou simplement de miroir pour les émotions troubles d’un personnage.

Les lieux peuvent préfigurer en partie l’action. Une fois la confiance du lecteur acquise, une description longuette d’un lieu en apparence peu important peut laisser supposer que quelque chose de capital s’y produira plus tard.

Il est aussi possible, par un agencement soigné d’actions, de lier une valeur émotive aux lieux en les associant à différents types d’action. Le lieux deviennent alors des sortes de petites boîtes dans lesquelles on range les scènes. L’apprentissage se déroule dans la maison de Grimaldi, l’intimité dans l’appartement de Grandbois, la politique sous couvert de menace des vampires se déroule au Sanctuaire. Ainsi, la maison de Levinston est un concentré de complots feutrés. Quand soudain la colère de Michel y éclate, cela provoque la surprise, alors que dans la rue, elle ne frapperait pas autant le lecteur.

La clé est que ces détails doivent rester mémorables, et donc pas trop nombreux. Mais en créant des cartes, des plans ou simplement des fiches détaillées de mes lieux, avec moult détails que les lecteurs ignorent, je réussis à resserrer la trame de mon histoire, lui donnant du souffle en même temps.

Repères de temps

Les repères à court terme

Un de mes lecteurs privilégiés m’a confié qu’il avait perdu ses repères de temps. Il se demandait si l’histoire se déroulait en quelques semaines ou en plus d’un an.

J’aime bien les ambiances floues et mystérieuses, mais ce genre de vertige temporel ne fait pas vraiment partie de l’effet que je recherchais. Mon roman manquait de repères de temps solides. Et pour cause: je ne savais pas moi-même exactement sur combien de temps l’histoire s’étirait. Je supposait que c’était quelques mois. Je ne pensais pas que c’était grave. Ça l’était.

Une simple feuille de papier et un stylo était le remède le plus efficace, mais, allez savoir pourquoi, il m’a fallu des mois pour y penser. Je me suis rendu qu’il valait mieux rajouter quelques mois, pour arrondir à la demie année. Et, par miracle, mes révisions se sont enrichies de références aux saisons, ou d’événements extérieurs à l’action principale, mais tout de même reliée. Les personnages, durant les longues ellipses, ont évolué, leurs sentiments ont changé, leurs conflits se sont cristallisés. Le récit s’est enrichi, sans besoin de rajouter des pages. En fait, j’en ai enlevé plusieurs, et même un chapitre entier.

Les repères de temps à long terme

Ma série appartient à la fantasy urbaine. C’est dire que, si elle se passe dans un monde très semblable au notre, il est tout de même différent. L’histoire récente, en particulier, diverge.

Je n’ai jamais été un maniaque de la planification. Alors, même si je connaissais bien l’histoire récente, dans des détails qui dépassent de beaucoup ce qui en est montré dans le livre, certaines données restaient floues, mal définies. J’ai donc établi une chronologie exacte des événements avec des dates. Ces dates ne seront pas données dans le roman, mais mon récit est tout de même devenu beaucoup plus clair, simplement parce que des passages restés flous devenaient plus précis, plus courts, plus efficaces.

La vraie vie est dehors

Ce qui fait la richesse d’une histoire, et peut être particulièrement en fantasy, ce n’est pas nécessairement ce qui se trouve entre les pages couvertures. Les plans, fiches de personnages, fiches de lieux, plans, cartes, chronologies grandes ou petites, tout cela aide à rédiger un récit avec une riche complexité, mais qu’un lecteur pourra aborder sans travail superflu.

Commentaires

AlexFG a dit…
J'ai détecté un danger dans ta façon d'approcher les repères dans ce texte, et tu n'abordes pas une question fondamentale.

L'exposition dans un roman est la source de longueurs la plus lancinante qui soir. Pour pallier à ce problème de tout auteur, il faut utiliser les repères comme levier qui propulse l'action, la tension ou les émotions chez les personnages.

Exposition longue et ennuyante: "La petite maisonnette était délabré, 2 lits de camps d'un bleu délavé gisant à côté d'un foyer rempli de cendres, et dont la grille était rongée par la rouille".

Voici comment on peut introduire les mêmes éléments en tenant le lecteur beaucoup plus en haleine: "Jules se dit que la petite maisonnette devait ne pas avoir été retouchée depuis sa demande en marriage il y a une trentaine d'année. Il déposa l'urne funéraire au-dessus du foyer rempli de cendre et se laissa tomber sur un lit de camp d'un bleu tellement délavé qu'il ne reconnut pas ce lit où Michel avait été conçu. Pour la première fois, Jules réalisa que son marriage avait maintenant formé un cercle complet. Il s'évanouit plutôt que s'endormir. Sa seule consolation fut que des cauchemars de cette nuit-là, il ne retint que le grinchement de la grille rouillée devant le foyer".

Dans un roman qui vous fait aimer Jules, la deuxième "description" est beaucoup plus intéressante que la première, parce qu'ils ont une signification pour le personnage, et servent à relancer la tension chez le protagoniste.
Philippe Roy a dit…
Ce que tu apportes est intéressant.

Ce n’était pas le sujet de ce billet, qui pourrait être résumé ainsi: connaître ce qui n’est pas montré permets de mieux écrire ce qui l’est. Bref, que l’auteur a avantage à savoir ce qui se passe dans l’ombre, même si le lecteur ne peut que l’imaginer, et qu’un surcroît de travail sur les lieux et le temps apporte plus de plaisir pour le lecteur avec moins de travail pour lui.

Et je pense que ton exemple illustre très bien ce propos. En travaillant sur la signification et l’histoire des lieux où se déroulent l’histoire, il est plus aisé (et plus naturel pour l’auteur) de décrire l’environnement comme tu le fais, en le mettant en relation avec Jules (que nous apprenons à connaître en même temps).

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