Stakeland et une réflexion sur la complaisance

Il n’y a rien qui m’horripile plus en fiction que la complaisance.
Je me suis tapé, il y a deux semaines environ, un horrible navet nommé Stakeland, un amalgame prétentieux de Romero et de Matheson, la profondeur des personnages et la cohérence en moins. Pourtant, je suis assez bon public pour un série B de vampires. Mais il y avait de la complaisance et ça, ça me fout en rogne.

Qu’est-ce que la complaisance?

Mon copain Robert définit la complaisance comme, et je cite : «Sentiment dans lequel on se complaît par faiblesse, indulgence, vanité».

C’est ma bête noire. Le plus gros défaut de toute récit. Je me réveille la nuit pour la chasser de mes histoires.

Pourtant, ce n’est pas vraiment possible. Les histoires de vampires, par exemple, j’en écris à cause de l’atmosphère sombre, lourde et inquiétante. J’aime cette atmosphère, et je m’y complais. Dans mon cas, ce n’est pas grave parce que… Tiens, pourquoi au juste? J’y suis! Parce que c’est assumé. Je me complais et j’assume. Quelqu’un viendrait me dire: «vos histoires sont sombres, lourdes et inquiétantes», je dirais «ben oui, c’est pour ça que je les écrit».

D’ailleurs, je me jette comme un désespéré sur la complaisance. La violence gratuite, le sexe pornographique, l’horreur sanguignolante. Du moment qu’elle est assumée. Robert Rodriguez ne tourne que des films complaisants à outrance. Testostérone, totons, armes à feu, sentences soulignées à grands traits par la bande sonore... J’éclate de rire et je crie «encore! encore!». Sans blague, je le fais.

Bon, alors qu’est-ce qui cloche avec la complaisance?

L’ennui vient quand la complaisance n’est pas assumée. Quand elle provoque une rupture de ton agaçante. Quand elle abaisse l’histoire.
Revenons à Stakeland. Trame de base: dans un monde post-apocalyptique ravagé par des vampires, un type trop cool et trop mystérieux prend sous son aile un jeune orphelin.

Stop.

Personne n’est contre les personnages cools et mystérieux, non? Moi-même, venez me dire que mes personnages sont «trop cools et mystérieux» et je vous embrasse (vous voilà prévenu). Alors où est le problème?

Le problème c’est quand c’est fait, comme dirait Robert, par faiblesse ou vanité.

Dans Stakeland, Mister est cool... en théorie. En réalité, c’est un personnage cliché, sans le moindre passé, ni lien avec le monde, ni opinion... Aucune aspérité. Je crois bien qu’il n’a pas une seule réplique qu’il n’a pas volée dans un autre film (ou une série télé; les vampires «berserker» sont clairement pompés sur les Turok-Han de Buffy saison 7, mais sans l’explication cette fois). Mister est cool parce que le scénariste s’est identifié à lui et qu’il l’a déclaré cool par complaisance. Vanité. Il lui a mis des répliques copiées-collées en bouche pour s’entendre dire les choses qu’il trouvait tellement merveilleuses dans Dirty Harry. Faiblesse. Une fois son besoin de testicules par procuration satisfait, il n’a jamais cherché à développer le personnage. Même pas un peu. Rodriguez lui aurait donné une petite amie morte tragiquement (si possible les seins à l’air) et des flash back avec du feu. Ça aurait été encore complaisant, mais on en aurait eu pour notre argent.

L’orphelin maintenant. Pourquoi un orphelin? Ha! Oui! La relation maître élève, la quête initiatique... Ici, elle prend la forme grotesque de katas grossiers et ridicules. Le fiston fait des grands gestes de taï chi, mais avec un pieu qu’il fait tournoyer dans les airs entre les poses sans aucune raison. Et ça s’arrête là. Pas plus de quête iniatique que ça. Complaisance. Pourquoi se forcer à écrire une histoire, alors qu’on a déjà réussi à glisser la scène d’entraînement trop cool? Faiblesse. «Tiens, elle est trop cool notre scène, alors on va la rejouer trois fois à différents endroits du film.» Vanité.

En plus, c’est pratique, un orphelin. Pas besoin de s’emmerder à lui donner une famille, une histoire. Tout du long, on entend jamais un mot sur son passé, sur le monde qu’il a perdu, sur ses parents assassinés devant ses yeux. Son père était un brave type, pourtant. Quand Mister se plante devant lui, pas un mot pour lui demander de l’aide. «Protégez-le», dit-il simplement avant de se laisser suicider sans une seconde d’hésitation par Mister (parce que Mister, c’est un vrai dur). Le fiston est passablement ingrat. Pourtant, il s’attache à vitesse grand V à la bonne sœur totalement inutile, à la femme enceinte de service, à la fille de la fin qu’ils mettent là seulement parce que ça prend une histoire d’amour même si on a pas le temps de la développer. Ils les rencontre une fois, et il est prêt à risquer sa vie pour eux. Et quand ils meurent, il pleure, il est inconsolable. C’est qu’il est sensible, le bougre. Qu’il ne pleure pas sa famille, c’est normal: c’est parce qu’il est un orphelin par complaisance. Faiblesse. Paresse.

Et les méchants! Des fanatiques religieux, bon point. Ils ont une doctrine tirée par les cheveux, mais ce ne sont pas les premiers. Les vampires sont envoyés par Dieu pour purifier le monde, et ceux qui luttent contre eux luttent contre Dieu. Bon, les vampires veulent les bouffer comme tout le reste, donc ils doivent en principe se défendre eux aussi contre eux. Comment ils font sans les tuer? On en sait rien. Paresse. Leur chef est laissé par Mister pour être dévoré. Il reviendra à la fin, seul vampire intelligent. Il leur expliquera que c’est parce qu’il les a accueillis, qu’il les a laissés le dévorer. On ne sait pas pourquoi. Ce type là ne semblait pas plus brillant que les autres, pourtant. Se peut-il qu’il aie raison? Finalement, c’était pas tout des conneries? On n’en saura pas plus. Pourquoi creuser, on leur a donné le rebondissement final? Paresse. Et l’explication grandiloquente qu’on nous enfonce dans la gorge, elle signifie quoi? Rien, le scénariste la trouvait trop cool. Vanité.

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin? Le film est censé se passer aux États-Unis, mais il a été tourné au Canada. Comment je le sais? Tous les journaux sur lesquels les personnages tombent sont des journaux canadiens. Montreal Gazette. National Post. On prend ce qui traîne, pourquoi s’emmerder à aller à la tabagie du coin s’acheter des journaux américains? Paresse.

Complaisance, faiblesse et vanité

On pourrait continuer comme ça sans fin. Mais je crois que j’ai finalement trouvé.

Ce n’est pas la complaisance, le véritable ennemi. Les vrais problèmes sont la vanité et la faiblesse.

Avec la somme de travail qu’exige un roman (ou même un scénario), on comprendra, j’espère, qu’un créateur s’applique à des sujets qui lui plaisent, qui lui procurent un certain plaisir. L’ennui, c’est que la complaisance risque de le pousser à s’arrêter en chemin.

Combien d’auteurs veulent écrire comme untel ou l’autre? «Dans le style de Stephen King», on le lit, on le sent. C’est toujours raté. Pas parce que King est un génie, mais parce qu’une œuvre créée pour imiter un style est marquée dès sa naissance par la complaisance. L’auteur éliminera lui-même toutes ses bonnes idées, lorsqu’elles menacent de l’éloigner du maître. Lorsque, au contraire, elle ira dans le «bon sens», il l’acceptera sans tenter d’aller plus loin.

C’est le principal ennui avec Stakeland. Les emprunts sont clairs. Quand le scénariste réussit à placer la réplique qu’il a tant aimée dans les autres films, il cesse de travailler le dialogue. Ce n’est plus une œuvre, mais une sorte de composition bancale, casse-tête réalisé avec les pièces de dix autres.
La vanité pousse à imiter le style d’un maître, la paresse empêche de créer une œuvre à soi.

Et moi, dans tout ça?

La critique est aisée, l’art est difficile, disait Destouches.

Justement! Je m’emmerde assez à essayer de créer des personnages un peu développés et des mondes un peu profonds pour accepter qu’on me serve une version cheap de Romero meet I am Legend meet Madmax, avec des personnages en forme de silhouettes découpées.

Il faut une sacré dose de vanité pour oser remplir des centaines de pages de petits signes typographiques et prétendre que cela arrivera à intéresser quelqu’un. Mais c’est l’humilité qui rend ces caractères compréhensibles, voire intéressants. L’humilité qui pousse à se remettre en question, à se relire, à accepter la critique. Plus l’histoire est bonne, plus l’auteur est humble. Et moi qui prétends écrire de bonnes histoires, je m’enorgueillis de mon humilité.
Pourtant… Quand j’ai soumis, il y a deux ans, un manuscrit que je croyais moi-même imparfait, c’était la paresse qui me possédait. Mon orgueil me tirait en arrière, me disait : «Tu ne vas pas soumettre ça? Allez, encore deux ou trois ans de travail, et ce sera présentable.» La paresse répondait: «On ne va pas y passer notre vie non plus! Il y aura toujours des choses à améliorer. Ils ont déjà publié des trucs plus mauvais». Les deux avaient raison. Reste que j’ai repris le collier. Comme quoi, l’orgueil peut avoir du bon.

J’aime bien les phrases enjolivées, les arabesques littéraires. Je les aime chez Hugo, chez Zola, chez Seignolles, chez Nothomb. Je les aime chez moi aussi. Quand ces formes commencent-elles à devenir précieuses, suffisantes ou pire, confuses? Difficile de le dire. Je dois me relire après des mois, rejetant ma paresse naturelle et mon orgueil. Heureusement, j’aime aussi le style concis, clair, droit au but, le style de Thomas Owen. Et le style coloré et éllipsé de Jean Ray. Seignolles c’est tout ça, alors je me dis que ce doit être possible.

S’il est sain de se faire plaisir parfois, il faut aussi savoir se fouetter. Soumettre (ou même publier) des merdes, je l’ai déjà fait. C’est si j’en étais fier qu’il n’y aurait aucun espoir.

Alors je n’ai pas le choix, en cette période de relecture. Chasser partout la complaisance, tout en me vautrant dans l’atmosphère gothique que j’adore. Pianoter une partition de vampires post-apocalyptiques poursuivis par des fanatiques religieux, avec la crainte tenace et salutaire de cracher un autre Stakeland.

Commentaires

AlexFG a dit…
C'est toujours amusant de lire ta haine d'une oeuvre, quand elle te déçoit sévèrement.

Je n'ai jamais vu Stakeland, et je me vois mal regarder un film avec un tel titre, mais je suis en général d'accord sur ton opinion sur la complaisance, la vanité et la paresse. Elles sont toutes trois tellement tentantes!
Philippe Roy a dit…
Je dois admettre que j’ai des opinions très colorés, autant quand j’aime que quand je n’aime pas. Les gens en viennent à penser que pour moi, c’est tout l’un tout l’autre, alors qu’en général, c’est juste «bof! Pas mal» ou «Plutôt bien». Mais dans ces cas là, les films ne m’inspirent rien et je n’écris pas dessus.

Mon problème avec la complaisance ne date pas d’hier cependant. J’y suis confronté dans mon métier presque chaque jour. «Personne ne remarquera ça», «l’important c’est qu’on comprenne» et autres clichés du genre. En graphisme comme en écriture, quand c’est incomplet, baclé ou non fonctionnel, personne ne meurt.
Philippe Roy a dit…
Faut dire aussi que je commence a en avoir vu des masses, de films. Stakeland m’aurait peut-être plus, il y a 15 ans, avant que je n’ai vu les survival de Romero, Last Man on Earth, Buffy et toutes les références que ce film pille sans rien apporter.

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